jour précédent lundi 19 octobre 2009 jour suivant retour au menu
Quand on n'a pas rendez-vous, on vous emmène aux urgences.
Au fil du temps ou de fil en aiguille...

C'est en général au rez-de-chaussée, de plain-pied, même si on y rentre la plupart du temps couché sur un brancard que des pompiers bénévoles ont parfois du mal à manier avec douceur.
On n'en garde plus tard en souvenir que des couloirs, des plafonds que l'on voit défiler au-dessus de sa tête. Comme si on parcourait les sous-sols d'une vaste usine souterraine, d'un monde post-nucléaire, secret et caché, où quelques habitants résistent contre un envahisseur mortel, à l'abri des regards indiscrets, un monde avec ses agents secrets, menant une guerre sans merci contre un ennemi qui sème la mort.
Un monde sans lumière du jour, sans fenêtre sur cour ni sur ciel. On ne sait pas si l'heure affichée est celle du matin ou celle de la nuit.
Le monde des urgences est un monde où les bruits sont en général forts, où les sons résonnent, où les voix sont sans visages puisqu'on ferme la plupart du temps les yeux, pendant que l'on cherche à se concentrer soit sur son mal soit sur le monde d'ailleurs, fait pour oublier ou fuir celui de son mal. Les lumières y sont blanches, dures, crues, vives. Elles trouent la nuit comme les plaies percent la chair.

Il devait être entre 9 heures ou 11 heures du soir, quand il entra dans ce monde-là, ignorant tout de l'état dans lequel on l'avait désincarcéré de la fourgonnette pour le transporter par ambulance vers l'hopital de Chartres.
Il se souvint seulement qu'après un long parcours dans des couloirs vides, il fit pour la première fois de sa vie un scanner. Un vrai, c'est-à-dire la machine-anneau dans lequel il pénétra allongé sur un chariot, se souvenant avoir eu des difficultés à passer ses bras à cause des perfusions...
Une femme commença par lui laver et gratter le cuir chevelu pour enlever les morceaux de verre Securit qui s'y étaient incrustés provenant de la fenêtre de la portière droite, faite de cette glace de verre trempé inventé par saint Gobain en 1929, devenue si célèbre et utile par la suite pour ses fragments minuscules et non coupants quand elle se casse, ce qui est difficile car étant d'une plus forte résistance aux chocs.
Il vérifierait plus tard, en faisant le tour de l'épave, que le pare-brise n'explose plus en France sur les véhicules fabriqués depuis 1983, obligatoirement composé depuis de deux feuilles de verre reliées par une feuille de PVB (Polyvinyle de Butyral), obligeant en cas de choc, le passager à rester dans l'habitacle, en lui évitant de le traverser dans une défenestration autrefois souvent mortelle .


Une autre femme, à la voix plus sûre et plus expérimentée lui avait malaxé le bras droit avant de lui faire sept ou huit points de suture, sans anesthésie. Très agile et bonne couturière, il ne souffrit pas autant qu'il aurait pu l'appréhender, sentant juste la piqure de l'aiguille sur la lèvre des déchirures, et quelques secondes plus tard celle d'un noeud d'experte.
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Plus tard, il photographierait ces fils synthétiques non résorbables, s'apercevant qu'ils étaient bleus, semblaient plastifiés et qu'ils lui faisaient penser aux hérissons tchèques que Rommel avait fait dresser sur toutes les plages du débarquement.
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Cette association d'idée lui semblait naturelle, ayant tant répété à ses élèves d'autrefois et pendant tant d'années, que toute blessure était un champ de bataille.
Il apprit plus tard qu'on avait de tout temps essayé de recoudre les plaies et que l'art de la suture datait d'au moins 4000 ans avant Jésus-Christ, puisque sur le Papyrus de Smith, découvert en Égypte en 1862, et conservé à l'Académie de médecine de New-York, on témoignait déjà de l'usage d'aiguilles et de fils de lin pour réunir les lèvres des plaies.
Comme le racontent si bien Sonia Tremblay et Diego Mantovani de l'Université Laval du Québec, on avait au fil du temps, pour ne pas dire de fil en aiguille, quasimment tout essayé pour les fils des sutures : des crins de chevaux en Inde, des cordes de harpe dans les pays arabes du VIIe au XIè siècle, en passant par les pinces de fourmis utilisées comme agrafes, aux poils de lapin (Italie, du Xè au XIIè siècle, alors qu'au XVIè siècle on y utiliserait des fils d'or), au catgut, à la peau de daim ou aux intestins de poissons (comme aux États-Unis au XIXè siècle).
La nuit avançait aux Urgences, d'autres accidentés arrivaient. Il ne savait pas que le pire, avant qu'on ne le laisse enfin tranquille dans une chambre, serait la pose d'un drain thoracique, suite à une pleurésie gauche et un décollement de poumon consécutifs à la fracture de quatre côtes droites.
- la 4, la 5, la 6, et la 7 ! avait énoncé comme un cri victorieux le médecin de garde en brandissant dans la main droite la radiographie qu'il tenait comme un tiquet de loto gagnant !
- On va vous faire une anesthésie locale, mais cela fait quand même un peu mal... lui avait chuchoté à l'oreille une infirmière, pendant qu'elle lui attachait le poignet droit à un barreau du plateau sur lequel on l'avait couché.
Il savait à coup sûr que ce un peu allait être beaucoup et quand on lui enfonça ce petit tuyau metallique entre les côtes il ne put s'empêcher de hurler, ce qui déclancha une sorte de protestation du médecin qui eut le culot de lui demander s'il n'avait pas honte de gueuler ainsi, ni de se comporter comme un enfant...
Ce qui lui déplut fortement et lui fit répondre, qu'il aimerait bien le voir à sa place... et que son anesthésie était nulle...
Mais le pire était fait et c'était une bonne chose.
Il était environ une heure du matin quand il se retrouva dans la chambre 11, décoré et bardé de deux perfusions, d'un masque respiratoire et d'une dizaine d'éléctrodes réliées à un écran qui donnaient en permancence son électrocardiogramme, son rythme respiratoire, le rythme cardiaque, sa tension artérielle et je ne sais quoi d'autre.
Il entendit les infirmiers et infirmières qui riaient dans le couloir, l'abandonnant enfin au silence et à la méditation.
Il se retrouva, pour la deuxième fois de sa vie, en tête-à-tête avec un écran rempli de petites lignes vertes, en se demandant comme lors de la première fois, (il y avait un peu plus de dix ans maintenant, en Nouvelle-calédonie) si on avait le temps de se dire qu'on était mort entre le moment où une de ces lignes s'arrêtaient et celui où on s'en apercevait.